Une vie/une œuvre


1868 Naissance d‘Émile Chartier
1886 Baccalauréat au lycée d’Alençon
1889 École normale supérieure 
1892 Agrégation de philosophie 
1892-1931 Professeur de philosophie (Pontivy, Lorient, Rouen, Paris) & Université populaire 
1900 Première chronique signée « Alain » dans La Dépêche de Lorient 
1901 Rencontre à Rouen avec Marie-Monique Morre-Lambelin 
1906-1914 Propos d’un Normand dans La Dépêche de Rouen 
1908-1909 Cent-Un Propos d’Alain, 2 vol. 
1914 Engagement dans la guerre 
1917 Démobilisé – Retrouve sa classe au Lycée Henri-IV 
1921 Édition de Mars ou la Guerre jugée 
1923 Édition de Propos sur l’esthétique 
1927 Édition de Les Idées et les Ages 
1929 Édition du Commentaire de « Charmes » de Paul Valéry 
1934 Édition de Les Dieux 
1935 Édition d’Histoire de mes pensées 
1937 Édition de Souvenirs de guerre - Entretiens chez le sculpteur 
1945 Mariage avec Gabrielle Landormy 
1951 Mai : Grand Prix national des lettres 
         2 juin : mort d’Alain au Vésinet 
         6 juin : enterrement d’Alain au cimetière du Père-Lachaise à Paris 
         22 juin : création de l’Association des Amis d’Alain 
1976 Don de la ville du Vésinet à la ville de Mortagne 
1977 Création de l'association des Amis du Musée Alain et de Mortagne  


Itinéraire d'une vie

Le Perche, 

sa province natale


« D’ou je viens matériellement ? 

De l’ancienne province du Perche et, toutefois, mélange de Percheron et de Manceau. Extérieurement j’ai la forme percheronne. 

Si vous voyagez de Nogent-le-Rotrou à Argentan, vous rencontrerez cent fois mon portrait [...] Ces hommes sont éleveurs de chevaux. J’ai grandi au milieu d’eux occupé de chevaux, de chasse et de moisson.[...] Encore aujourd’hui je pense par un mouvement de cheval qui refuse la bride. » (AMC) 


« Ce pays du Perche a sa civilisation propre, et une structure fort ancienne. Ce sont de petits bois, des champs et des prairies hautes, non marécageuses. C’est là qu’on élève une célèbre race de chevaux, énormes et forts. »

Sa maison natale et ses parents
« Son père Etienne Chartier, était vétérinaire dans cette ville.. » (PF)
« Quant à sa mère, Juliette Chaline, c’était une percheronne pur sang, 
fille d’une race sans mélange. » (PF) 
Son enfance et sa jeunesse
Avec sa sœur aînée - Collège de Mortagne
Alain - Émile Chartier - est né à Mortagne le 3 mars 1868, 3 rue de la Comédie. Une plaque apposée en 1958 sur sa maison natale le rappelle : « De l’enfance je dirai peu ; car elle ne fut que bêtise. J’imitais, je récitais, je jouais, je lisais, je me racontais des histoires interminables… »
«Il apprenait ses leçons en entendant un de ses camarades réciter. Et quant à apprendre, il n’y trouva jamais de difficulté. Ce qui lui sembla le plus beau, ce fut la géométrie.» (PF)


« J’étais quelquefois insolent, notamment à l’égard de l’abbé Poupard, un grand au grand nez, dont je savais faire la caricature. » (PF)

Au lycée d'Alençon

qui porte maintenant le nom de

Lycée Alain

(baccalauréat en 1886)


« C’est alors que j’appris à écrire en français. Le professeur était un bon poète, qui savait le français. Mais il savait beaucoup moins le grec et le latin. Il m’apprit à construire de la prose et même des récits. » (PF)

Au lycée Michelet  -  rencontre avec Jules Lagneau

« J’étais venu au lycée Michelet avec l’intention de suivre les mathématiques spéciales. La carrière des belles lettres me parut plus facile, et ce fut pour cela que je la préférai. Au reste j’étais robuste, gai et heureux de tout. »
» C’est à cette époque qu’il se découvre des talents d’improvisateur. Il écrit « qu’il aurait pu en passant de l’improvisation à l’écriture, donner l’être à des créations musicales. »
« Je veux écrire ce que j’ai connu de Jules Lagneau qui est le seul grand homme que j’aie rencontré. [...] Je ne respectais rien au monde que lui. » « Il faut noter un véritable culte pour le professeur Jules Lagneau, qui enseignait la philosophie au lycée de Vanves, plus tard lycée Michelet. C’est là qu’il fit amitié avec quelques bons camarades et qu’il commença à lire tout. […] »
à l'École normale (1889-1892)
Photo de droite : Alain assis fumant la pipe - Léon Blum debout à droite
 
« Comment était-il à l’École Normale ? Il adopta l’allure bruyante et sans respect de ses camarades, et manqua plus d’une fois d’être renvoyé. » (PF). 
 
« Je connus promptement l’art de la dissertation française, soit de littérature soit de philosophie. Je m’occupais de lire Voltaire de bout en bout.[…] Je possédais Molière, Racine et La Fontaine » (HP) 

« Je lus Platon entièrement et presque tout Aristote. J’entrai dans les ouvrages de Kant, et je reconnus bientôt l’irréprochable maître d’école. » (HP)
Professeur en Bretagne - Pontivy, Lorient (1892-1901)
Lycée de Pontivy - Alain en 1900 - Le lycée de Lorient après les bombardements de la ville

« Je fus nommé à Pontivy ; c’était un lycée, et parfait si l’on voulait travailler. » (HP))
« Le métier m’attendait, et je n’en soupçonnais rien. Je versais d’abord tout mon paquet, qui contenait Platon et Aristote surtout ; et je crus avoir traité toutes les questions du programme quand j’eus fait revenir des enfers ces deux ombres vénérables. Cela se passait à Pontivy, et j’enseignais à deux classes réunies, ce qui faisait trois élèves en tout, dont l’un approuvait de la tête et ne comprenait rien. Tous furent bacheliers et cela ne m’étonna point. Je compris alors tout à fait qu’en commençant par les anciens on commençait bien. Or Platon est de tous les temps. » (HP)

Lettre d’Alain à Elie Halévy, 2 juin 1893 :
« Je t’écris de mon lit, et je vais certainement t’écrire des choses gâteuses, car j’ai officiellement la scarlatine depuis le 28 mai, et dois la garder jusqu’au 6 juillet 40 jours, bien que je commence dès maintenant à me lever un peu. » (CEFH)


« Que devenait l’enseignement pendant ces années ? Il me semble que j’appris le métier, c’est-à-dire que je me guéris peu à peu des ambitions, en me portant tout sur les lieux communs et sur le sens ordinaire des mots. J’avais juré de me passer du jargon philosophique. » (HP)

« Mon Aristote et mon grand cahier étaient ouverts sur ma table ; la peinture était mon seul repos ; je courais avec un camarade retrouvé là ; nous gâchions des couleurs et de la toile. [..] Revenu dans ma chambre j’ajoutais page sur page ; et de là je m’en allais enseigner à toute voix et à toute éloquence. » (HP)


« Il se fonda un journal radical, qui aussitôt manqua d’argent et de rédacteurs ... C’est peu dire que je l’aidai. [...] Il fallait écrire et j’écrivais, toujours sans rature, bien entendu, toutefois de façon à me guérir à jamais de toute ambition littéraire. [...] Mais voici que le style se montra dans ces improvisations. [...] Je connus alors le bonheur d’écrire. [...] Avec quel ravissement je trouvai ensuite dans Stendhal cette espèce de maxime, qu’il avouait avoir connue trop tard : « Ecrire tous les jours, génie ou non ». En suivant cette idée je me persuade que si le journal radical de Lorient avait eu besoin de romans-feuilletons, j’aurais appris à faire des romans. » (PF) 


« La Revue de métaphysique fut fondée comme je partais pour la province. J’y collaborais assez régulièrement jusque vers 1904. Je la recevais ; je la lisais ; j’y avais puissance. »
Rouen (1901-1903)
  • Le buste d'Alain par Henri Navarre dans le hall de l'Hôtel de Ville de Rouen - Alain (en bas au milieu) avec sa classe à Rouen

    « Rouen devait me plaire, par le spectacle d’un grand port, par les monuments justement célèbres, et par une beauté géographique de l’ensemble dont on est saisi dès qu’on s’élève sur les coteaux. » (HP)
  

    « Le fait est que, par le nombre des élèves, l’importance des services accessoires, l’activité de l’Université populaire et enfin les exigences de la politique en ce temps de défense républicaine, je dépensai mes réserves. (HP)

    « Emile Herzog fut mon élève dans la classe de philosophie du lycée Corneille à Rouen en 1900-1901 (erreur possible d’un an) précédé d’une brillante réputation d’élève fort en lettres. Il prit un goût très vif pour la philosophie et devint aussitôt un artiste en dissertation, à ce point que j’annonçais trois mois à l’avance son prix d’honneur au Concours Général. » (CCM)


    « Au lycée de Rouen, en 1901, mes camarades et moi, attendions l’année de philosophie avec une impatience d’autant plus grande que notre philosophe était un homme déjà célèbre. Il se nommait Émile Chartier. A l’université populaire de Rouen il parlait chaque semaine et ses adversaires politiques eux-mêmes convenaient que ses discours étaient originaux et beaux..[...] 
Nous ne fûmes pas déçus. Le tambour de la rentrée roula. Les rangs défilèrent devant Corneille et nous allâmes nous asseoir sur les bancs de la classe de philosophie. Soudain la porte s’ouvrit en coup de vent et nous vîmes entrer un grand diable à l’air jeune, belle tête normande aux traits forts et réguliers. [...]
 Nous n’étions pas en classe depuis cinq minutes et déjà nous nous sentions bousculés, provoqués, réveillés. Pendant dix mois, nous allions vivre dans cette atmosphère de recherche passionnée. [...] » (André Maurois, Mémoires)

    Discours de distribution des prix juillet 1903 à Rouen

    « Vous croyez tous bien savoir ce que c’est que dormir et ce que c’est que s’éveiller ; mais pourtant non. Dormir, ce n’est pas avoir les yeux fermés et rester immobile [...] Qu’est-ce donc que dormir ? C’est une manière de penser ; dormir, c’est penser peu, c’est penser le moins possible. Penser, c’est peser ; dormir, c’est ne plus peser les témoignages. C’est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c’est accepter ; c’est vouloir bien que les choses soient absurdes,[...]
Se réveiller, c’est se refuser à croire sans comprendre ; c’est examiner, c’est chercher autre chose que ce qui se montre ; c’est mettre en doute ce qui se présente, étendre les mains pour essayer de toucher ce que l’on voit, ouvrir les yeux pour essayer de voir ce que l’on touche.[...] Se réveiller, c’est se mettre à la recherche du monde. [...]
 Passez donc sans vous arrêter, amis, au milieu des marchands de sommeil ; et, s’ils vous arrêtent, répondez-leur que vous ne cherchez ni un système, ni un lit. Ne vous lassez pas d’examiner et de comprendre. Laissez derrière vous toutes vos idées, cocons vides et chrysalides desséchées. Lisez, écoutez, discutez, jugez ; ne craignez d’ébranler les systèmes ; marchez sur des ruines ; restez enfants.[...]
 Les marchands de sommeil tuèrent Socrate, mais Socrate n’est point mort ; partout où des hommes libres discutent, Socrate vient s’asseoir, en souriant, le doigt sur la bouche. Socrate n’est point mort. Socrate n’est point vieux. Les hommes disent beaucoup plus de choses qu’autrefois ; ils n’en savent guère plus..... »
       Professeur à Paris jusqu'en 1933
  • « À Paris je perdis de vue la politique ; c’est l’effet inévitable de cette grande vallée pierreuse où l’écho est plus fort que l’homme. Je restai au service des Universités Populaires, soit à Montmartre, soit aux Gobelins. » (HP)

    « Pour revenir à mon métier, je dois noter qu’après un court succès je me trouvai déporté dans les régions inférieures, où il fallait imposer aux futurs Saint-Cyriens la philosophie qu’ils avaient juré d’ignorer. Ce furent des combats inconnus et sans gloire. Et enfin l’on m’en retira et j’eus une agréable retraite en mon vieux lycée Michelet, avec peu d’élèves et le cours de Rhétorique supérieure, ce qui me convenait tout à fait.[…] La première année nous lûmes l’Éthique de Spinoza de bout en bout, et en latin […] La seconde année nous lûmes la Critique de la raison pure, mais en français » (HP)

    
« Alain fut nommé à ce très grand poste (lycée Henri-IV) en 1909. Avantages, il avait le plus bel auditoire du monde, et assez peu d’heures de service. Alors ce fut la gloire, si l’on peut nommer ainsi une renommée universitaire. » (PF)

    « Je m’entretenais avec eux comme avec moi-même ; et eux se gardaient bien de répondre. Je n’avais point pitié et ils ne demandaient pas pitié. Il connurent un genre d’obscurité qui est de probité ».

    « Je reviens aux filles de Sévigné […]. Ces filles ne savaient rien. Elles arrivaient neuves à Platon, à Descartes, à Comte. Elles n’en avaient pas d’avance un certain dégoût pris des résumés. Elles étaient autant de princesses Palatines ou de reines de Suède devant Descartes. » (HP)

    « En argot de khâgne on disait des topos. […] C’étaient des travaux d’élèves, tout à fait libres. Cours d’ordinaires, 25 lignes, trois pages, cinq ou six pages.[…] Aucune règle pour les topos ; qui voulait, quand on voulait, sur quelque thème que ce fût.[…] J’ai du moins des documents : une collection de topos, avec les annotations de Chartier. Certains traitent de la volonté, de l’égoïsme, des superstitions, de l’espace, du temps, de la musique, du théâtre etc. : tout près du programme mais d’après quelque expérience ou quelque lecture personnelles. Voici un petit roman de 80 lignes écrit en bordure de l’Odyssée, épisode des sirènes.[…]
 Il corrigeait ces balbutiements avec une exactitude, avec une attention, avec une rigueur qui confondent. Si nul n’était contraint d’entrer dans le jeu, il n’admettait pas qu’on jouât mal le jeu quand on y était entré.[…]
 Il ne suffit pas de dire que Chartier lisait le plus médiocre topo mot par mot, il ne suffit pas de dire qu’il le lisait avec conscience : il le lisait avec confiance. A chacun de nous il faisait confiance. »                     (Samuel Sylvestre de Sacy, NRF, septembre 1952)

    Lettre à Elie et Florence Halévy, 3 août 1927 :
    « Le jeune Canguilhem, produit d’Henri IV, a été reçu second à l’Agrégation de philo. Guindey entre 4e à l’Ecole. Mlle Pétrement 8e...

    On devrait enseigner aux enfants l’art d’être heureux. Non pas l’art d’être heureux quand le malheur vous tombe sur la tête ; je laisse cela aux Stoïciens ; mais l’art d’être heureux quand les circonstances sont passables et que toute l’amertume de la vie se réduit à de petits ennuis et à de petits malaises. » [...]                                                                                                       Propos d’un Normand, 8 septembre 1910
    Les Propos
    Propos du 18 mai 1908

    « Ils naquirent en 1906, c’est-à-dire quatre ans après que j’eus quitté Rouen.

    Le journal « La Dépêche de Rouen , où je les écrivis, n’était encore qu’en projet quand je vins à Paris. Il ne se passa pas beaucoup de temps avant que mes amis de là-bas me demandassent secours. » […] (HP)

    « Le blanc du papier, c’est de l’espace libre. Et comme il faut bien se discipliner soi-même, je me trouvai à l’aise dans les deux pages de papier à lettre qui furent la mesure de mes Propos. Je voyais le terme, je l’acceptais, comme un poète qui fait un sonnet. » (HP)

    La Première guerre mondiale
     
    La guerre d'Alain, 1914-1917


    « Il n’y avait pas à hésiter ; tout dépendait de la force restante. C’est ainsi qu’à mes 46 ans, et que sur le vu du médecin-major, je me trouvai canonnier dans la lourde. (HP) 

    Le massacre des meilleurs ; j’y insiste. Considérez tout à nu cet effet de la guerre, et même de la victoire. L’honneur est sauf, mais les plus honorables sont morts. Toute la générosité est bue par la terre. Car c’est la vanité souvent qui crie et qui pousse à la guerre ; mais devant le feu, c’est la vraie force, physique et morale ensemble, qui va la première ; et à la fleur de l’âge, avant même que les enfants soient faits. [...] La guerre n’est plus une épreuve pour les héros (il fait allusion ici aux combats singuliers de l’Iliade) mais un massacre des héros. On fait la guerre afin d’être digne de la paix ; mais les plus dignes n’y sont plus quand on fait la paix.[...] Je voudrais que les ombres des héros reviennent, et qu’ils admirent cette paix honorable qu’ils auront achetée de leur vie.» (Propos d’un Normand, 3 août 1914)

    « Alain a fait la guerre d’octobre 1914 à octobre 1917, comme volontaire […]. Ce temps de silence forcé fut pour lui l’occasion d’écrire des œuvres plus suivies, où la doctrine éparse dans les Propos se trouva rassemblée et composée. » (PF)  

    Lettre à Marie Salomon, 11 avril 1916 :
    « Vite je vous écris. Je travaille beaucoup. Le temps vole. Et j’arrive à oublier ces morts violentes qui voltigent. Il ne faut pas moins que la méditation suivie pour supporter un univers pareil. L’ennemi est nerveux et nous tire très bien dessus. Tant pire ! Je considère chaque journée comme une conquête, et comme un chapitre soustrait aux forces. Je ne pense pas que le résultat des méditations vous sera longtemps caché... Sachez seulement que je n’oublie rien des leçons de Sévigné (sans doute les meilleures, certainement les plus libres que j’aie faites), que rien n’est perdu dans cette tête bien aménagée ; un obus peut la casser, certes, mais non pas la mettre en désordre par simple persuasion.
    Toute la philosophie est ici à l’épreuve et tient le coup. »

     « Le métier d’artilleur est un métier d’ajustement ; chacun y a son rôle, et le temps de craindre manque dans l’occasion même où il y a lieu de craindre. Je connus surtout le téléphone, qui est chose ouvrière encore plus, et même j’y devins maître par les notions de physique que j’avais. Je fus expert en réparations de lignes et en réparation d’appareils. » (HP)

    Alain à Elie et Florence Halévy :
    Beaumont, le 6 décembre 1914,
 « Mes anciens élèves ont été bien éprouvés. Je connais deux tués, deux blessés, un disparu, un prisonnier. »

    « Quelles injures quand les combattant reviennent ! Mais nul chef ne veut les entendre ; il sait être absent. Le pouvoir s’exerce par des subalternes, dont les plus humbles sont des camarades, vêtus de la même boue que les hommes. Je n’ai pas vu de mutineries ; je ne sais pas bien comment elles ont commencé ; encore moins comment elles ont fini. Mais je savais qu’elles viendraient, et qu’elles viseraient des hommes qu’elles pourraient atteindre.[…]
 J’attaque donc le chef en son centre […] Je veux montrer le ridicule de faire massacrer les meilleurs hommes jusqu’à ce que l’ennemi soit las de tuer.[…] Et j’ai le regret de dire que de l’officier tel que je l’ai vu, il ne doit rien rester, ni le costume, ni le ton.» (HP)
    L'entre deux-guerrres
    Les libres Propos

    « A son retour de l’armée, Alain reprit son poste à Henri-IV. Il s’y fit une réputation qui n’a pas eu d’égale. Il s’y fit un très grand nombre de disciples, qui ne furent pas aussi promptement massacrés que ceux de l’an 14. Ce fut un temps fécond pour Alain, le temps des fameux Libres Propos, Journal d’Alain. Alain y forma son style, dont personne n’a jamais rien dit mais qui éclate dans des œuvres comme Les Dieux. » (PF)

    Après la guerre : à partir d’avril 1921 naissent Les Libres Propos (Journal d’Alain). Ils paraissent dans un nouvel organe de publication dont Michel Alexandre, professeur de philosophie, est le gérant.
    La première série, hebdomadaire va de 1921 à 1924 contient 788 Propos, ensuite de 1924 à 1927, elle est mensuelle et publie 101 Propos. La nouvelle série, mensuelle, de 1927 à 1935 réunit 831 Propos. Ce sont donc au total 1720 Propos. Outre les Propos d’Alain qui paraissent en tête, la revue accueille articles politiques, revue de presse, critiques littéraires signés par : Jeanne Alexandre, André Buffard, Lucien Cancouët, Georges Canguilhem, H. Vannier, H. Védret, J. Ganuchau. La lutte pour la défense de la paix, la lutte contre le fascisme sont très présentes dans cette publication.

    « Le grand mal c’est la guerre, et la guerre vient toute des hommes. Avec l’argent que la guerre nous a coûté, ou, pour parler mieux avec les journées de travail que la guerre a consumées et usera encore par ses ruines, que n’aurions-nous pas fait ? Des parcs autour de nos écoles, des hôpitaux semblables à des châteaux ; l’air pur, le lait crémeux, et la poule au pot pour tous . »   Libres Propos, 10 septembre 1921                 
    « Il est pénible de penser que tous ceux, sans exception, qui vous exhortent à mourir pour la patrie, sont prêts à s’enfuir le plus loin possible, et que tous ceux, sans exception, qui vous recommandent de sacrifier quelque chose pour le bon ordre des finances, sont en train de tromper le fisc, et que ce sont les mêmes qui se sauvent et qui trichent, et qu’on les reconnaît, sans aucun risque d’erreur, d’après la haute tenue de leurs discours. […] Il faut que tout le monde vive ; et pour que tout le monde vive, il faut que les plus braves meurent. Adieu à vous, camarades, seuls dignes de vivre, et seuls morts. »
                                                                                                                                              Libres Propos, 25 décembre 1932
    Alain donne également des Propos à la NRF, au Mercure de France, et à plusieurs autres revues.


    Le comité de vigilance des intellectuels antifascistes

    Dans les Libres Propos (Journal d’Alain) du 25 mars 1934, on apprend la création d’un Comité d’action antifasciste et de Vigilance à l’appel de Paul Rivet, professeur au Muséum, d’Alain et de Paul Langevin, professeur au Collège de France, auquel Comité de nombreux intellectuels ont adhéré ainsi que des élèves de l’École Normale Supérieure, de la rue d’Ulm et de Sèvres.

    Alain à Élie Halévy, 11 juin 1934 :
    « Mon cher Ami,
 Brièvement, car le poignet droit est enflé. Les deux genoux sont très paresseux, etc. Crise qui ne finit pas. Je n’ai pu aller à la mer, et je ne puis présentement vous voir. […] Je me traîne péniblement. » (CEFH)

    Alain à Elie Halévy, Le Parc, Ville d’Avray, Maison de repos, 14 avril 1936 :
    « Mon cher Ami, je ne suis pas si sombre. L’Europe va prendre l’habitude des crises tragiques, et il n’arrivera rien. 
Je corrige les épreuves d’Histoire de mes pensées. […] Les douleurs vont et viennent. Les jambes sont mauvaises. Le poignet lui-même refuse d’écrire beaucoup. »

    L’histoire d’Alain ne fut alors que celle d’un brillant professeur.[…] Ces cours eurent une fin. A partir de ce moment, l’existence d’Alain fut celle d’un homme de lettres, malheureusement poursuivi par la goutte. Il fut promptement oublié, comme il arrive aux plus brillants professeurs. » (PF)

    « Les derniers temps, qui nous conduisent à la présente année 1946, furent heureux ; et Alain espère bien célébrer son centenaire. » (PF)


    Le peintre, le musicien, l'ami des artistes

    Le miracle de la peinture c'est de donner être à ce qui passe.
    (Propos sur les Religions)

    La peinture est une cérémonie en solitude.


    Alain peintre

    Chacun de mes tableaux est comme un Propos. On dirait que la possibilité d’une rature a été supprimée pour moi par décret divin ; c’est absurde, car la peinture est un art tout de ratures. Pour le style écrit je ne sais qu’en dire. J’ai voulu former les jeunes à écrire avant toute réflexion, c’est-à-dire à inventer d’après une phrase commencée. Je ne crois pas qu’il y ait d’autre moyen d’avoir du style. Ceux qui raturent se privent des difficultés : un mot surprenant et qui ne semble pas à sa place est souvent l’amorce d’une expression neuve et qui répond à l’humeur du moment. Les ratures font le style plat. Ce qui fait le style comme on voit très bien par le dessin c’est un mouvement continué. La prose sous ce rapport et ainsi comprise a quelque chose du vers, mais autrement. Cela ne veut pas dire qu’on écrira toujours à toute vitesse ; il y a des cas où c’est nécessaire parce que l’expression, sans cela, l’expression qui s’annonce de loin serait perdue. Mais fort souvent, écrire sans ratures, c’est écrire lentement, attendant la suite de ce qui est écrit. La peinture est toute autre ; il y faut des dessous, la matière même de cet art (couleurs, à l’huile) nous invite à la retouche, mais finalement la touche juste est parfaite en une fois et il n’en peut être autrement.                                                                   Alain, Journal, Pâques 1932


    « Il s’était fait un métier qui n’était qu’à lui, qui ne s’accordait même à aucune école. C’était à Pontivy, son premier poste, qu’il s’était mis à la peinture [on sait qu’il peignait déjà dans sa jeunesse] […] On ne peut jamais peindre ce qu’on voit. Proposition nécessaire, à laquelle on vient buter un jour ou l’autre. […] Et que la peinture n’est du tout quelque sorte de dessin. Même, cette autre certitude avait condamné la brosse et consacré le couteau. […] 
    Alain écrasait donc mais d’une main très légère, nouveau maçon de cet autre mur. On riait car Alain maltraitait les tubes en grand seigneur, tout au plaisir d’user jusqu’à gaspiller. La pochade ne tardait point. C’était déjà la falaise bleue nageant à contre-jour, ou ce doux pré de Bretagne à quoi son cœur le ramenait. […] Ce pré c’est le pré du faune. Encore un nom que le visiteur ne comprendra pas. […] Le faune redevient la chèvre à travers les branches. Le pré, la colline, le toit, c’est la même pâte d’apparence. […] Et quelqu’un dirait que l’apparence est comme un rêve, mais Alain répondrait que l’apparence lui suffit. […] Mais c’était Alain qui peignait, qui regardait, qui était cet homme qui vient d’écrire et qui va écrire, qui ne cesse d’écrire les Dieux. L’œuvre, l’homme, la campagne, la peinture ou la promenade pour moi c’était tout un. Le jardin de l’enchanteur, ce n’était plus seulement le jardin des roses, c’était désormais tout ce pays breton. Ce le sera toujours. »         Témoignage de Georges Gontier

    Sur les rives de la Laïta, nous connûmes les hôteliers et leurs hôtels, la petite voisine au teint de gitane, les entretiens au bord de la mer, avant la lettre. Sans relâche, j’y photographiais, m’appliquant à fixer les attitudes et les expressions familières d’Alain. Le « cormoran », inspiré d’un propos fameux, c’était Lui, debout près d’un rocher marqueté d’algues ; Lui, drapé dans une immense pèlerine que le vent moulait, d’un côté, sur son épaule d’athlète et soulevait, de l’autre, comme une aile à demi déployée. Le « marin génial » c’était, encore Lui, offrant un heureux et honnête sourire, tandis que ses yeux se remplissaient de lumière. Il y avait aussi Alain peintre. Après avoir étudié le site élu, longuement, et choisi son heure, son éclairage, sa place, il dressait son chevalet, puis, aussitôt, prenant possession d’un carton, écrasait des tubes de couleur, sculptait les masses, en morigénait les teintes. Et toujours en fredonnant.                                                                 Georges Gontier, Alain à la guerre, Mercure de France 

    Un lien inattendu avec le Perche :
    « M. de Charençay vivait […] au bord de la forêt du Perche ; mais lui, c'était un historien, auteur de brochures concernant son petit pays ; l'histoire de la noblesse, des métiers, etc. Ce Charençay avait fait construire au Pouldu une maison de plaisance qui fut vendue à l'hôtel Pouzoullic, et en forme le centre ; on lui doit le jardin bien ombragé qui accompagne maintenant l'hôtel. J'ai retrouvé là le souvenir de l'historien […] que j'avais vu bien souvent dans le Perche quand je trottais avec mon père. » 
            Portraits de famille, p.53

    Alain dans la pratique de la peinture :
    Thèse de Daniel Lagoutte
    « Alain, philosophe et pédagogue, s’est adonné à la peinture toute sa vie et de manière plus intense de 1928 à 1938. [...] Pour cet esprit toujours en activité, ce n’était pas seulement un délassement, mais aussi un désir de connaître le « comment » de la peinture. Sa production prend son sens par ce lent cheminement vers une prise de conscience de ce qu’est véritablement cette technique. On a pu analyser les étapes de ce trajet exemplaire qui mène de l’amateurisme au métier accompli, d’une manière progressive. […]
    Cette peinture d’abord volontairement naïve (période descriptive, 1928-1931), se construit ensuite intuitivement, successivement sur le plan de la perspective artificielle et naturelle (période constructive, 1932-1935), s’unifie de façon impressionniste ou lyrique dans sa dimension sensible (1936), puis dans sa dimension plus intelligible où les éléments fusionnent dans un sentiment cosmique (1937) pour finalement exprimer l’homme dans les méandres de sa pensée (période mystique, 1938). [ …] 
    Durant les dix années qui précédèrent la seconde guerre mondiale, Alain effectue près de deux cents petits tableaux à l’huile, format « 2 figures » (19x24 cm) dont on a pu recenser les deux tiers. Ces peintures, exécutées durant les vacances d’été, représentent les plages et l’arrière-pays du Pouldu en Bretagne. Alain a travaillé patiemment, opiniâtrement, recommençant plusieurs fois un nouveau panneau sur le même motif. Il s’est voulu humble, candide, n’a pas lu de traité, a simplement observé et réfléchi sur sa pratique. » (Daniel Lagoutte)
    Le fait qu'Alain se soit adonné à l'exercice de la peinture complète la connaissance que nous avons de l'esthéticien et de l'homme. Ses peintures constituent une extension de son activité de penseur.
         Daniel Lagoutte, Alain son esthétique et sa peinture, Thèse

    En 1928, Alain s’installe au Pouldu [...]. Il abandonne alors définitivement l’aquarelle et le dessin pour se consacrer à la peinture à l’huile. La première peinture qui ouvre la série d’une production qui s’étendra sur dix ans représente la maison du Puits fleuri (Matin au Puits fleuri, 12 avril 1928). 
        Daniel Lagoutte, Thèse

    Du paysage
    C’est pourquoi aussi il n’est pas bon que le paysage soit trop reconnu ; il en résulte une activité de l’esprit qui s’exerce autour de l’œuvre, et, en l’interprétant, travaille à en faire une perception laborieuse accompagnée de discours, sans y réussir assez ; il faut enfin que le spectateur soit détourné de dire : « Quelle est cette espèce d’arbre ? » et de chercher sa maison et celle du voisin. Ici encore on peut dire que la confrontation du modèle et de l’œuvre n’est bonne que pour l’artiste. Et les procédés, quelquefois assez choquants, comme les touches de couleur crue, ou le pointillé, les harmonies de couleur cherchées et forcées, tout ce qui est manière enfin, dans cet art difficile et encore tâtonnant, a toujours pour objet de détourner l’esprit de la chose et de le ramener à l’œuvre. 
    Alain, Système des Beaux-Arts

    L’art du peintre consiste d’abord à regarder ainsi toujours, sans compter les feuilles ni même les arbres, sans même penser autre chose, dans un clocher, dans le toit d’une maison, dans un tas de fagots, que des taches diversement colorées ; ensuite dans l’exécution, il doit se soumettre toujours à la vision immédiate, y revenir, conserver cette liaison des couleurs qui fait un seul être de toutes les choses, et donner enfin au spectateur, pendant un long moment, une rêverie percevante sans réveil. On comprend le prix de cette toile peinte qui transporte à la ville, dans le lieu même où tout est observation passionnée, souci et calcul, cette vision détendue, et ce sourire de la nature toujours prêt. 
    Alain, Système des Beaux-Arts

    La couleur est le seul moyen du vrai peintre. Il vise à faire un objet avec des enduits colorés seulement ; un objet, c’est-à-dire quelque chose qui ait sa place, sa grandeur, sa force et sa nature propre, tout cela exprimé par ce qu’il y a de plus fugitif dans l’apparence peut-être. Cette magie suppose deux opérations ; il faut conquérir d’abord l’apparence, et ensuite la fixer.        Alain, Système des beaux-arts

    L’action de peindre est la seule recherche possible du peintre. Tant qu’il n’a pas essayé, tant qu’il n’a pas osé la touche, sa pensée s’exerce à vide, et son imagination le trompe par un non-être qui promet toujours. Au contraire sur la touche le jugement s’exerce aussitôt, et le portrait se forme à partir d’une cellule de couleur. Bien ou mal, car cette méthode peut entraîner vers le sombre ou vers le gris, ou vers un éclatant sans naturel ; mais le jour où ce qu’on voulait faire se trouve dépassé par ce qu’on a fait, alors voilà le beau.                                                                                           Alain, Préliminaires à l’esthétique 

    La règle qu’il faut copier la nature se change en une autre, c’est qu’il faut copier l’apparence, et se garder par-dessus tout de penser l’objet tel qu’il est. Courbet, imitant les apparences d’un tas de bois mort sous les arbres, ne voulait point savoir qu’il représentait un tas de bois mort ; il s’en tenait à la couleur seulement. L’expérience fait voir que l’on sait toujours trop comment est fait l’objet dont on veut peindre l’image ; et tout peintre, en ses premiers essais, suit toujours plutôt l’idée que l’impression, plutôt la vérité que l’apparence.                                           Alain, Préliminaires à l’esthétique

    « Des gens compétents (Waroquier, Richeman, Lemare...) m’ont dit que j’étais un vrai peintre. Cela m’embarrasse car je sais que cela n’est pas vrai. Aussi, je me mets à penser quelquefois à ma peinture. Et voici un résumé assez net. J’ai toujours aimé le dessin. Florence Halévy qui y excelle m’a dit ceci : « Votre trait est juste, mais il n’est pas beau » ; j’ai médité là-dessus tout en barbouillant mes paysages. J’ai été amené à éviter le dessin, c’est-à-dire à commencer par de grandes taches de couleur, espérant que la juste couleur va tenir lieu de dessin. Mais dans les mouvements du pinceau, je retrouvais encore les mouvements de la plume. Je me suis mis à empoigner le pinceau, à le tenir étrangement, etc... Finalement j’ai pris le parti de peindre à la truelle. Alors je n’ai plus à craindre les mouvements de l’écriture et du dessin. Alors, si la couleur est juste, j’ai quelquefois une image violente de l’objet. C’est pourquoi aussi j’évite autant que je peux de dessiner des personnages ou des objets comme bateaux, charrues, etc... Et voilà les causes très raisonnables de pochades intéressantes. » 
               Journal d’Alain, 5 décembre 1938 (Bulletin des Amis d’Alain, novembre 1969) 


    Suzanne Vayssac :
    « On le voyait certains jours, à la bordure d’un champ, occupé à fixer sur sa toile un sentier de paysan, sentier qui s’enfonçait et finissait par se perdre au point d’impact du ciel : ce lieu, si près de nous, et qu’une légère touche de couleur fine - un bleu de cobalt brisé - éloigne à volonté, mieux vaudrait dire à sa vraie distance, ni près, ni loin. On le voyait devant la mer, au-dessus de la plage nous montrant une maison grise isolée sur la falaise - la maison du pendu - Cette appellation avait quelque chose d’énigmatique. »                                     Suzanne Vayssac, Alain peintre, Bulletin des Amis d’Alain novembre 1969

    André Gide et Gauguin au Pouldu dans Si le grain ne meurt - Le Pouldu - 1889 :
    Comme je suivais le littoral, remontant à courtes étapes de Quiberon à Quimper, j’arrivai, certaine fin de jour, dans un petit village : Le Pouldu, si je ne fais erreur. Ce village ne se composait que de quatre maisons, dont deux auberges ; la plus modeste me parut la plus plaisante ; où j’entrai, car j’avais grand soif. Une servante m’introduisit dans une salle crépie à la chaux, où elle m’abandonna en face d’un verre de cidre. La rareté des meubles et l’absence de tenture laissaient remarquer d’autant mieux, rangés à terre, un assez grand nombre de toiles et de châssis de peintre, face au mur. Je ne fus pas plus tôt seul que je courus à ces toiles ; l’une après l’autre, je les retournai, les contemplai avec une stupéfaction grandissante ; il me parut qu’il n’y avait là que d’enfantins bariolages, mais aux tons si vifs, si particuliers, si joyeux que je ne songeai plus à repartir. Je souhaitai connaître les artistes capables de ces amusantes folies ; j’abandonnai mon premier projet de gagner Pont-Aven ce même soir, retins une chambre dans l’auberge et m’informai de l’heure du dîner. – Voudriez-vous que l’on vous serve à part ? Ou bien mangerez-vous dans la même salle que ces messieurs ? demanda la servante. Ces messieurs étaient les auteurs de ces toiles : ils étaient trois qui s’amenèrent bientôt, avec des boites à couleurs et chevalets. […] Ils étaient tous trois pieds nus, débraillés superbement, au verbe sonore. Et durant tout le dîner, je demeurai pantelant, gobant leurs propos, tourmenté du désir de leur parler, de me faire connaître, de les connaître, et de dire à ce grand à l’œil clair, que ce motif qu’il chantait à tue-tête et que les autres reprenaient en chœur, n’était pas de Massenet, comme il croyait, mais de Bizet. Je retrouvai l’un d’eux chez Mallarmé : c’était Gauguin. L’autre était Sérusier. Je n’ai pu identifier le troisième (Filiger, je crois).
    Filiger (1863-1928) La maison du « Pendu » 
    Emile Bernard (1868-1941) Falaises au Pouldu
    Maurice Denis (1870-1943), Maternité au Pouldu
    Henry Moret (1856-1913) La Chapelle du Pouldu
    Gauguin (1848-1903) La plage du Pouldu
    Paul Sérusier (1864-1927) Printemps au Pouldu
    Gauguin, Paysage au Pouldu
    Gauguin, Ferme au Pouldu, 1890
    Maurice Denis, Les baigneuses au Pouldu

    Maurice Savin (1905-1978), 
    ami, exécuteur testamentaire d’Alain et auteur du livre publié au Mercure de France « En Bretagne avec Alain », fut l’héritier de la maison du Puits Fleuri. Il fut aussi peintre. Au musée de Pont-Aven sont conservées 6 de ses toiles, répertoriées dans le catalogue des collections du Musée dont deux intitulées « Le Pouldu » et « Plage au Pouldu ». Dans ce catalogue figure également un dessin d’Henry de Waroquier - qu’Alain admirait et dont il conservait la photographie en noir et blanc des têtes de Tycho-Brahé et Newton.

    Six heures, l’heure du peintre. On baguenaude jusqu’à cette heure-là. On se prépare à peindre en peignant. On prépare par de la peinture le petit carton où l’on espère peindre, car on espère. Cependant, de la bonne oreille, on écoute l’ode ou le sonnet. [...] Voici le point merveilleux où la lumière devient couleur. Entre le jour et le soir, quel suspens dans la splendeur et la tendresse ! Et maintenant, mon ami, il faut aller vite. La pochade était trop tôt venue. Souvent séduisante, à la garder ainsi. Mais distraitement on ajoutait. A chaque touche, c’était une autre pochade ; toujours une autre. On manque ; on sauve ; on a si bien sauvé que tout est manqué. A six heures, on n’a plus le droit de manquer. Tout est trop beau. Le livre est fermé. Par-dessus l’épaule, je participe au silence, au regard. La pochade, celle précisément que le peintre voulait, est-ce enfin celle-ci ?
      Maurice Savin, En Bretagne avec Alain, Mercure de France

    Ceux qui passaient sur le chemin ne voyaient qu’un peintre. Mais c’était Alain qui peignait, qui regardait, qui était cet homme qui vient d’écrire, qui va écrire, qui ne cesse d’écrire les Dieux. L’œuvre, l’homme, la campagne, la peinture ou la promenade, pour moi c’était tout un. Le jardin de l’enchanteur, ce n’était plus seulement le jardin des roses, c’était désormais tout ce pays breton. Ce le sera toujours.                                                      Maurice Savin, En Bretagne avec Alain, Mercure de France

    Deux femmes d'importance

    Marie-Monique Morre-Lambelin 
    « Après les folies de Lorient, c’est à Rouen qu’il connut la femme supérieure. […] Cette Monique était professeur de sciences renommé dans les Écoles Normales et Primaires Supérieures.[…] Il a écrit qu’il l’a aimée ; il faut le croire. […] quand elle mourut, c’est-à-dire en 1941, on crut qu’il ne se consolerait pas. Mais il lui consacra une sorte de culte. Il perdit en elle une collaboratrice active et clairvoyante. » 


    Gabrielle Landormy 
    « Quand il fut seul il opéra sur lui-même un vigoureux redressement. Par un hasard heureux, il retrouva (en février 1945) une femme autrefois aimée, à laquelle il a dédié une quantité de poèmes ; et il l’épousa, le 30 décembre 1945, […] comme il l’a écrit, « afin de mettre un terme au désordre de sa vie privée ». 

    Dédicace à Gabrielle :
    Lettre d'Alain à Gabrielle Landormy du 1er mai 1929
    Les maisons d'Alain
    Paissy dans l'Aisne - Le Pouldu en Bretagne dans la rue du Philosophe Alain - Le Vésinet

    « Au mois d’août 1910, Chartier nous proposa d’aller passer quelques jours chez eux à Paissy. Il avait acheté là une toute petite maison près de ses amis Lanjalley, les parents d’un garçon paresseux dont il avait été pendant sa jeunesse pendant quelques mois le précepteur, et qui était mort. Mme et Melle Chartier passaient l’été à Paissy, et lui une grande partie des vacances, jardinant, cuisinant (il était très bon cuisinier ; en arrivant nous le trouvâmes qui achevait un remarquable pâté de lapin), voisinant avec quelques familles amies.
    La maison était si petite qu’il alla coucher chez les amis Maréchal et nous céda sa chambre : un grenier tout blanc aux rideaux d’andrinople rouge. Elles, bonnes, joyeuses journées. Longues causeries couchés dans l’herbe… »                                 Notes dans Correspondance avec Elie et Florence Halévy, Gallimard
     
    Lettre à Marie-Monique Morre-Lambelin, Paissy, 3 novembre 1907 :
    Fait déjà 3 aquarelles. Beau temps. Pas une goutte de pluie. Rayon de soleil un peu chaque jour. Musique. […] Soirées longues et grands bavardages. [...] Mes copies ne sont pas corrigées ; et demain il faudra travailler dès la pointe du jour.

    Les amis, les admirateurs, les lecteurs
    André Maurois - Elie Halévy - Philippe Alexandre - Jean Prévost

    André Maurois, Mémoires, Flammarion
    « Au lycée de Rouen, en 1901, mes camarades et moi, attendions l’année de philosophie avec une impatience d’autant plus grande que notre philosophe était un homme déjà célèbre. Il se nommait Emile Chartier. A l’université populaire de Rouen il parlait chaque semaine et ses adversaires politiques eux-mêmes convenaient que ses discours étaient originaux et beaux. [...]
    Nous ne fûmes pas déçus. Le tambour de la rentrée roula. Les rangs défilèrent devant Corneille et nous allâmes nous asseoir sur les bancs de la classe de philosophie. Soudain la porte s’ouvrit en coup de vent et nous vîmes entrer un grand diable à l’air jeune, belle tête normande aux traits forts et réguliers. [...]
    Nous n’étions pas en classe depuis cinq minutes et déjà nous nous sentions bousculés, provoqués, réveillés. Pendant dix mois, nous allions vivre dans cette atmosphère de recherche passionnée.[...]

    Lucien Cancouët, NRF, septembre 1952 
     « Nous mangeâmes souvent le pain de l’intendance, connûmes les mêmes fatigues, la même vermine, la même espérance. 
Et quand, enfin, la guerre prit fin, les hasards de la vie ne nous séparèrent pas. Dès que je fus libéré, je courus chez lui et je le revis dans son petit appartement de la rue de Rennes où nous fûmes si heureux de nous retrouver vivants et entiers après avoir entendu les cloches de l’Armistice. 
La guerre lui avait beaucoup appris. Lui seul osa en tirer l’entière leçon. Mars ou la guerre jugée et Suite à Mars ont signifié à tous les tyrans, petits et grands, que la force ne résout rien et que seule vaut la confiance de l’homme en l’homme. » 

    Maurice Toesca, Le Lycée de mon père, p. 112
    « Je relis Alain. Il était Percheron et en avait l’allure. Il arrivait dans la cour du lycée Henri-IV, roulant les épaules, tirant son chariot d’idées. Il le déversait et nous picorions. C’était un professeur de refus et de mépris, un anarchiste. Le mal était l’Autorité. Et pourtant il ne détestait pas l’autorité qu’il avait sur nous. Avec un physique de tambour-major, une âme de général en chef. » 

    Jean Prévost, Dix-huitième année, p.66 
    « La simple entrée d’Alain, Normand taillé en Viking, m’apparut comme un événement phénoménal. Les anciens l’appelaient volontiers « l’homme aux larges épaules ». Une liberté absolue commandait, qui s’accommodait d’ailleurs d’une discipline également absolue née du consentement unanime des élèves. [...] 
Tandis qu’il se débarrassait de son chapeau, de son manteau, il entamait un monologue sur les taxis, sur l’esperanto, sur les trains, les autobus et nous commencions à tendre l’oreille... Puis il s’asseyait à sa chaire. 
Il entra, boitant un peu d’une blessure ; je ne vis d’abord que des épaules et des mains énormes. Enlevé le chapeau mou dont le bord lui tombait sur le nez, ce nez grand et gros apparut sur une moustache rude. Il s’assit, ouvrit sa serviette, sur laquelle il posa une main, mit l’autre à sa tempe. Ce geste releva les cheveux gris : « Tiens, son front n’est pas petit, comme il semblait, mais comme il le plisse et déplisse vite. Yeux gris ? non, je les vois mal, très enfoncés ; il tient le droit à moitié fermé, comme un qui se moque ». Il serait resté coiffé, laissant oubliés son front et ses yeux, je l’aurais pris pour un officier de dragons. [...]
 Il nous identifia, nous autres nouveaux, sans dignité, sans air d’ennui. Après quoi, il tira de sa serviette un gros livre. J’attendis cet enseignement fameux, en exhortant mon cœur aussi fort qu’un chrétien qui va ouïr les doctrines profanes. Mais je fus ahuri : ce qu’il lisait traduisait, commentait, c’était une ode d’Horace : celle où Ulysse parle à ses compagnons. Je me rappelle son geste joyeux au dernier vers « Cras, iterabimus aequor » « Demain nous naviguerons au large ». Cette joie, je le sentis, venait de l’entente de ce corps robuste avec sa lecture ; je me rappelai le Centaure et mes courses dans les bois, cette fois sans regret ni chagrin, comme les souvenirs que la musique rappelle. Quand l’heure sonna, et qu’il partit, sa serviette sous le coude, en roulant les épaules, je l’aimais déjà. »

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